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samedi 26 novembre 2011

Égypte, la deuxième révolution


Sur la place Tahrir, à côté d'un camion de la police que des manifestants ont incendié deux heures plus tôt, une jeune femme défie, une pierre serrée dans la main, les forces anti-émeutes du ministère de l'Intérieur. (Alfred/Sipa Press)










Il a suffi de quelques heures pour que la place Tahrir s'embrase à nouveau. Avec une nouvelle cible : le pouvoir militaire.

À son passage, les manifestants crachent et profèrent des jurons. L'effigie grandeur nature du maréchal Mohamed Hussein Tantaoui - une planche de contreplaqué sur laquelle on a collé sa photo en grand uniforme - est brandie haut dans le ciel de la place Tahrir, exposée à la vindicte populaire. Le vieux compagnon de l'ancien président Moubarak, à la tête des forces armées pendant vingt ans, n'est plus qu'un épouvantail pour les dizaines de milliers de jeunes gens venus hurler leur colère.
En quelques jours, le tour de passe-passe politique, l'escamotage national, le mensonge consistant à mettre tous les péchés du régime sur le compte du raïs Hosni Moubarak, pour le contraindre à la démission, a volé en éclats. Aux commandes de l'Egypte depuis le 11 février, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), présidé par le maréchal Tantaoui et composé de vingt galonnés, gouverne à coups de communiqués et n'apparaît aux Égyptiens que sur les plans fixes de la télévision filmant la table en U où il tient ses réunions. Les voilà aussi haïs que le chef de l'État déchu et traduit en justice. Les jeunes révolutionnaires de la place Tahrir s'étaient laissé berner par la main protectrice de l'armée, qui s'était interposée face aux violences policières des sbires de Moubarak. Neuf mois plus tard, ces dieux sont tombés de leur Olympe. «À bas le régime militaire!» hurlent en chœur les centaines de milliers d'Égyptiens redescendus dans les rues du Caire, d'Alexandrie, de Suez et d'Assouan. À leurs yeux, le CSFA a trahi la révolution. «Tantaoui, le peuple va t'exécuter!» menaçaient dimanche 20 novembre les manifestants de la place Tahrir livrés à la brutalité des hommes de la police... militaire, dépêchée par la junte pour prêter main-forte aux unités anti-émeutes débordées.
L'étincelle est partie vendredi 18 novembre. Ce jour-là, à l'appel de la puissante organisation des Frères musulmans, des centaines de milliers de manifestants se sont rassemblés sur la place Tahrir. Peu avant midi, au moment de la grande prière hebdomadaire, l'espace est littéralement recouvert d'hommes prosternés, les uns sur des tapis, les autres sur de simples feuilles de journal, tous tournés vers La Mecque. À ce moment, l'islam politique égyptien a réussi son coup. Les Frères musulmans avaient appelé à cette manifestation dix jours avant la première vague des élections législatives, pour établir un rapport de force avec l'armée. Sous le slogan «Le pouvoir vient du peuple», les islamistes avaient tiré un coup de semonce contre les militaires.





Dans la rue Mohamed-Mahmoud, qui relie la place Tahrir au ministère de l'Intérieur, les jeunes se livrent à une bataille rangée avec les forces de l'ordre. Certains seront blessés par balle. (Alfred/Sipa Press)







Deux semaines auparavant, ces derniers avaient fait connaître, via le vice-Premier ministre mis en place par leurs soins, leurs projets en matière constitutionnelle: les forces armées ne seraient soumises au gouvernement ni politiquement ni pour leur budget. En d'autres termes, le CSFA niait au futur exécutif tout droit de regard sur ses affaires. Pis, les hauts gradés laissent planer le flou sur la tenue de l'élection présidentielle, clé de voûte du système politique égyptien, en annonçant qu'elle pourrait se tenir en 2013, voire plus tard... Ce qui laisserait le pouvoir entre les mains de cette junte qui ne dit pas son nom et n'entend pas s'effacer de sitôt.
«Aucune discussion sur la Constitution ne pourra se tenir tant que les militaires se maintiendront au pouvoir», avertissait Mohamed Abdel Kouddous, célèbre éditorialiste et membre des Frères musulmans. Le 18 novembre, les islamistes se plaçaient déjà dans la perspective d'un triomphe électoral. Chaque sondage leur prédisait une confortable victoire, peut-être même une majorité absolue en sièges dans le futur Parlement. Pleins d'assurance, certains orateurs annonçaient même à une foule en liesse qu'ils étaient prêts à occuper la place Tahrir jusqu'à ce que les militaires rendent le pouvoir aux civils.
Ce qui n'était que rodomontades pour les Frères musulmans avait valeur de serment pour de petits groupes d'opposants laïques réunis aux abords de la place Tahrir. Le Mouvement du 6 avril, né de la révolution de l'hiver dernier, comme celui des opposants aux tribunaux militaires avaient la ferme intention de demeurer sur les lieux. «Je regrette que les autres libéraux n'aient pas participé à cette manifestation, confiait l'activiste Mona Seif, 25 ans, dont le frère aîné Alaa est détenu pour avoir prétendument fomenté des troubles et attend son procès devant une cour militaire. Ils ont tort de laisser le champ libre aux islamistes.» Le soir venu, alors que les centaines de milliers de supporters des partis religieux quittaient la place, environ deux cents jeunes gens s'étaient donc installés pour la nuit, les uns sous des tentes, les autres à la belle étoile, pelotonnés dans des sacs de couchage.




Adulé en février dernier, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, président du Conseil suprême des forces armées, est désormais la cible des insultes et des quolibets de la foule des manifestants. (Alfred/Sipa Press)








Le lendemain, en fin de matinée, comme à son habitude, la police s'est déployée pour faire décamper manu militari les protestataires installés sur les pelouses. Mais cette fois, les jeunes gens se sont rebiffés, recevant le renfort spontané de passants. Au point d'obliger les policiers à battre en retraite en abandonnant un camion après que son pare-brise eut été brisé à coups de pierres. Devenu prise de guerre, le véhicule bleu nuit a vite attiré un attroupement de jeunes gens. Quelques-uns sont montés sur le toit et ont commencé à chanter des slogans hostiles à la police et au pouvoir militaire. En quelques heures, les deux cents manifestants sont devenus plusieurs milliers. Et quand le ministère de l'Intérieur, tout proche des lieux, a jeté ses forces anti-émeutes contre la foule, celle-ci a été prise d'une rage indomptable. Les jeunes se sont mis à jeter des pavés sur les policiers, qui ont dû riposter, d'abord avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc, puis à coups de fusil à pompe.
Le scénario des émeutes de janvier-février s'est alors répété presque instantanément. Un hôpital de fortune a été établi dans la cour d'une mosquée toute proche, pour porter secours aux nombreux blessés touchés par le déluge de plomb des riot guns, ainsi qu'à tous ceux qui suffoquaient pour avoir inhalé des gaz. A la tombée de la nuit, ce samedi 19 novembre, des dizaines de milliers de Cairotes réoccupaient la place Tahrir, des groupes de toutes provenances débattaient de l'avenir de l'Égypte, d'autres chantaient des slogans hostiles au pouvoir. «On est revenu à la situation de février dernier», confiait un diplomate occidental qui a vécu en direct les événements du début de l'année. La deuxième révolution égyptienne avait commencé.
Depuis cette journée fatidique, malgré le renfort de la police militaire, aux interventions marquées par une violence inouïe, et l'usage de tirs à balles réelles, les autorités se sont avérées incapables de reprendre la situation en main. Au contraire, le mouvement s'est étendu à toutes les grandes villes et la foule n'a cessé d'enfler sur la place Tahrir. Mardi dernier, le bilan, dramatique, faisait état de 36 morts et de près de 1500 blessés. En signe de protestation, une quarantaine de partis politiques ont suspendu leur campagne électorale. Même les Frères musulmans, pourtant arc-boutés sur le maintien des législatives et une victoire qui leur tend les bras, ont annoncé qu'ils suspendaient meetings et réunions.



Une compagnie de forces anti-émeutes tente de dégager la rue Mohamed-Mahmoud aux abords du ministère de l'Intérieur. Ces 200 mètres de bitume sont devenus un véritable champ de bataille. (Alfred/Sipa Press)








Cible de la «deuxième révolution», le CSFA ne sait plus à quel saint se vouer. Il a d'abord tenté de sacrifier quelques pions en annonçant à la hâte que toute personne accusée de corruption ne pourrait se présenter aux élections. Une mesure destinée à apaiser la colère contre les anciens de la formation de Moubarak, le Parti national démocratique (PND), dont le gouvernement provisoire avait autorisé les listes. Le CSFA a également fait savoir que son projet constitutionnel n'était qu'indicatif et que ses points les plus controversés pouvaient être discutés. Rien n'y a fait. Ces maigres sacrifices ont été accueillis avec mépris par la place Tahrir, qui n'a plus qu'un objectif: l'abolition du pouvoir militaire. Rami el-Souissy, dirigeant du Mouvement du 6 avril, résume l'alternative: «Le CSFA n'a que deux choix: soit il se plie à la volonté du peuple, soit l'Égypte s'embrase.»
Dès lundi 21 novembre au soir, le gouvernement provisoire mis en place par les militaires a présenté sa démission. La junte s'est donc vue contrainte d'organiser une table ronde avec cinq partis politiques pour examiner la suite. Les Frères musulmans, représentés par Saad al-Katatny, secrétaire général du Parti de la liberté et de la justice, qu'ils ont créé pour les législatives, ont souhaité le maintien du calendrier électoral. D'autres formations conviées, notamment le vieux parti libéral Wafd et les salafistes du Nour («lumière»), ont exprimé la même opinion. En revanche, les jeunes des partis libéraux et laïques nés de la révolution - qui n'ont pas été invités à la table ronde - ne jurent que par la rue. «Le dialogue a lieu sur la place Tahrir et pas derrière les portes closes des généraux», expliquait Khaled Mardeya, porte-parole de la Coalition de la révolution du 25 janvier.
Après avoir perdu la confiance populaire, les militaires égyptiens se retrouvent dans une situation intenable. Maintenir le calendrier électoral - avec la première vague de scrutins, prévue lundi 28 au Caire - dans un tel climat insurrectionnel tient de la gageure. Mais les repousser comporte des risques tout aussi élevés. Dans un ultime coup de poker, le maréchal Tantaoui a accepté la démission du gouvernement provisoire pour laisser la place à un cabinet d'union nationale. Et, surtout, il a promis une élection présidentielle avant la fin du mois de juin 2012.
Impasse politique, violences, morts par dizaines: le piège s'est refermé sur le maréchal Tantaoui et ses 19 compagnons galonnés. Dé sormais, les slogans de la place Tahrir leur promettent le sort de Moubarak: la disgrâce, la prison et le procès.