Balancé par ses sbires, confondu par l'Usada, lâché par l'UCI, abandonné par ses sponsors, maudit par le monde entier moins Jalabert et Indurain, que reste-t-il à Lance Armstrong ? Il lui reste à s'exfiltrer du monde réel pour intégrer la sphère esthétique. A devenir une créature d'art, et l'on parierait que des scénaristes américains planchent déjà sur le biopic de l'ex-sextuple vainqueur du Tour de France. Mais pour quel genre de film ? Pardon à ma copine Patricia Mazuy de marcher sur ses plates-bandes, mais la tentation est trop grande de l'imaginer.
Spontanément se profile un film de mafia. On y verra Armstrong, sacré parrain par la médiévale confrérie cycliste (la force fait loi), imposer sa loi (sa force) au peloton, bannir les vertueux comme Bassons, punir les braves comme Simeoni, imposer le dopage à ses coéquipiers, rabrouer les sceptiques, ostraciser les journalistes curieux. S'il le souhaite, le réalisateur aura tous les éléments nécessaires pour ériger l'oeuvre au rang de brûlot politique, où des rendez-vous avec le docteur Ferrari dans des parkings souterrains alterneront avec des coups de fil protégés entre les responsables de France 2, de la Société du Tour et de l'UCI. Ce serait une belle leçon brechtienne : le système mafieux comme modèle organisationnel de toute institution à débouchés financiers.Inconvénient de cette option narrative, elle néglige le pan psychologique de l'affaire, et esquive l'essentielle question posée par cette fascinante aventure : où Armstrong a-t-il puisé l'énergie d'être aussi continûment détestable pendant quinze ans ? Deux réponses possibles - deux récits.
Le premier est susceptible de racheter le personnage et donc d'attirer plus de monde dans les salles. Une fois guéri, Lance se transforme en soldat de la lutte contre le cancer. Au nom de cette Raison dernière, les tricheries sportives lui semblent dérisoires, et le dopage, un péché véniel au regard du Mal absolu qu'il s'agit de combattre.
UNE MACHINE TRAFICABLE PAR LA MÉDICATION
Le second est moins rassembleur, plus osé, plus nietzschéen. Pendant les deux ans passés à se soigner, Armstrong découvre ce qu'est un corps : une machine indéfiniment traficable par la médication. Soumis à des centaines d'injections de produits multiples, son corps entrevoit à quel degré supérieur de puissance il est capable de se hisser en s'abandonnant à la chimie. La maladie et son traitement lui font concevoir les dessins d'une santé post-humaine. De retour à la compétition, les pentes du Tour ne lui sont plus qu'un terrain d'expérimentation de cette plénitude inédite. Peu lui importent les victoires, les remises de bouquet sur des podiums ringards, le monde humain où règne la morale comptable. Il est passé de l'autre côté. En 2014, on perd sa trace.
Trois ans plus tard, un journaliste opiniâtre le retrouve directeur et cobaye d'une ville-laboratoire nichée dans le sol subglaciaire du Groenland. Méconnaissable, il a la grâce d'un félin, la cruauté d'une hyène, la sécheresse d'une lame de sabre. Il ne comprend pas de quoi le journaliste lui parle. Le mérite, la vertu, la honte, ça ne lui dit plus rien. Il évoque juste les extases de son corps-machine. Le générique de fin le voit se propulser dans l'espace en une flexion-extension. De l'avis unanime, c'est le meilleur Cronenberg.
François Bégaudeau
source : Le Monde