Les tableaux d'Edvard Munch (1863-1944) ont une caractéristique simple : ils sont inoubliables. Qui a vu une fois Puberté,  l'adolescente nue assise au bord du lit, les bras serrés sur sa gorge  et son ventre, s'en souvient comme d'une évidence. Même remarque pour Le Vampire, la femme rousse qui aspire la force vitale de l'homme qui l'étreint. On peut évidemment en dire autant du Cri, célèbre pour cette raison, et malheureusement absent de l'exposition par ailleurs remarquable qui s'ouvre au Centre Pompidou.
Bien d'autres grands peintres ont réussi des toiles inoubliables -  c'est même à cela qu'on les reconnaît. Ce qui distingue Munch, c'est  qu'il cherche l'image décisive avec une constance acharnée. Il veut donner  au sentiment et à l'idée leur forme la plus concentrée et explicite,  qui s'impose immédiatement. La peinture, pour lui, est une brûlure.  Qu'il consacre des oeuvres au feu du soleil, qui aveugle, et à l'éclat  de la neige, qui fait fermer les yeux, est logique, puisque c'est à quoi tend sa propre peinture.
Ceci explique pourquoi, en France, il est parfois accusé d'être  trop simple ou emphatique. Ni la nuance ni le sous-entendu ne  l'intéressent. Une composition qui saute aux yeux, un dessin qui  synthétise objets, figures et paysages en peu de lignes continues et  l'affrontement des couleurs entre elles, ce sont ses moyens, dont,  conformément à son aspiration, il use sans retenue.
L'un des mérites de "Munch, l'oeil moderne" est d'analyser comment et d'expliquer pourquoi l'artiste en est venu à cette conception et à cette manière. Un deuxième est d'y réussir  par la seule construction du parcours en une centaine de toiles et  d'oeuvres sur papier, sans longs commentaires sur les murs. Un autre  enfin, capital, est de présenter la première véritable exposition Munch que l'on voie à Paris depuis celle qui a eu lieu au Musée d'Orsay  en 1991 (l'exposition de la Pinacothèque en 2010 était par trop  disparate et lacunaire). On l'a déjà dit : il est mal connu et mal  compris en France, alors que les pays nordiques et anglo-saxons l'ont  depuis longtemps mis à sa vraie place, au premier rang.
Pour obtenir  ce résultat, Angela Lampe et Clément Chéroux, les commissaires, ont  renoncé au modèle de la rétrospective disposée dans l'ordre  chronologique. Ce parti pris se justifie d'autant mieux que la vie et  l'oeuvre sont toutes deux dominées par l'alternance régulière et  violente du désir et du dégoût, de la pureté et de la souillure, de  l'obsession sexuelle et de l'obsession morbide. Dans le détail des  aventures amoureuses et des dépressions qui rythment sa vie se trouve ce  qu'il faut d'éléments pour expliquer  qu'il en soit ainsi : éducation puritaine, liaisons qui finissent mal,  périodes d'isolement, horreur de la vie bourgeoise. Mais ces données  sont traitées ici comme Munch lui-même les a traitées, c'est-à-dire  comme les matériaux d'un processus artistique bien plus intéressant que  ces matériaux eux-mêmes.
La séduction, la jalousie, la solitude, la révolte, la peur du temps  sont donc les motifs personnels et universels à la fois pour lesquels  Munch doit trouver un schéma visuel définitif. Il y travaille en continu ou par phases entrecoupées, jusqu'à ce qu'il ait la certitude d'avoir la solution, qu'il vérifie par la répétition.
En rapprochant des versions du Vampire et de Jeunes filles sur la rive  peintes à vingt ou trente ans de distance, l'exposition en fait la  preuve. En rassemblant un ensemble de 1907-1908 consacré à un motif  emblématique, Femme en pleurs, elle montre le processus  créateur, d'un premier état encombré d'accessoires à la formule finale -  quelques signes, rien de plus.
A partir  des années 1890, Munch perfectionne ainsi les moyens plastiques grâce  auxquels il intensifie l'expression. Il étire la perspective en écrasant  un visage au premier plan et reculant les autres figures très loin à  l'arrière. Il l'approfondit par des obliques, bords de routes, façades,  parquets, encadrements de fenêtres. Le blanc lui est d'un grand usage,  car il vide l'espace. Le rouge aussi, parce qu'il se précipite en avant.
Cette intelligence du chromatisme et de sa puissance psychique a  impressionné, dès 1905, les avant-gardes allemandes, Kirchner,  Schmidt-Rottluff, Kandinsky, Jawlensky. Elle a donc, dans l'histoire de  la modernité, une importance considérable.
A cette étude de l'artiste au travail, qui montre le développement  pictural logique de ses angoisses et de ses pulsions, l'exposition  ajoute une deuxième, moins attendue. Elle s'attache à l'usage que Munch  fait de la photographie très tôt et du cinéma dans l'entre-deux-guerres,  achetant une caméra à Paris en 1927. L'appareil photo lui conseille de cadrer au plus près et de jouer  des raccourcis. Il saisit la pose du modèle, dont l'essentiel est  ensuite extrait par le dessin, puis la peinture. Il aide à mieux voir  le mouvement de la marche. Le noir et blanc du tirage aide à la  simplification, en supprimant le ton local. La surimpression de deux  prises suggère même que doubler une figure peut être un moyen pictural.
Mais la démonstration ne s'arrête pas à l'inventaire de ces  déductions techniques. Elle montre surtout que Munch sait que la  peinture du XXe siècle se fait à l'âge de la photo et du cinéma, et qu'il serait insensé pour elle de ne pas en tenir compte. Il regarde et conserve des revues illustrées de photos spectaculaires. Mort en 1944, il a eu tout le temps de mesurer l'impact immense du cinéma sur le public. Et donc de comprendre que, pour demeurer nécessaire, la peinture doit trouver  autre chose que le récit ou le pittoresque, qui lui ont désormais  échappé. Autre chose ? L'image décisive dans laquelle une passion se  concentre à l'extrême. L'image inoubliable donc.
source:Le Monde.fr 
