Plus d'une centaine d'oeuvres flamboyantes représentatives de ce mouvement sont exposées au musée de Grenoble. Une féerie.
En 1889, Van Gogh, qui est à Saint-Rémy-de-Provence, écrit à son frère Théo: «Il y a un champ de blé à côté. C'est de l'argent tantôt verdi, tantôt plus bleu, bronzé, blanchissant sur terrain jaune, rose, violacé ou orangeâtre jusqu'à l'ocre rouge.» Vincent restera inconnu du public de son temps, mais il aura sur les autres artistes une influence forte et durable par la vitalité de son oeuvre, où la couleur tient le premier rôle. Car à mesure que l'atmosphère fin de siècle s'estompe, le XXe siècle naissant prend conscience de son besoin de donner forme à ces élans subjectifs, cette liberté créatrice qui fut aussi le combat de Van Gogh et qui sera celui de l'expressionnisme, avec sa révolte contre le passé et son adhésion enthousiaste aux forces nouvelles.Sur le plan de l'art, la période est d'une richesse inouïe. Une multitude de révolutions plastiques vont se succéder: le nabisme, le fauvisme, le cubisme, l'expressionnisme, le futurisme... De grandes figures créatrices surgissent: Matisse et Picasso, Léger, Braque et Chagall, Klee et Kandinsky. Des initiatives géniales annoncent de futures écoles: dada, le surréalisme, le Stijl, le Bauhaus, l'abstrait. Tout cela, jusque dans le foisonnement de ses contradictions, va s'imposer avec force. Peu d'époques auront été plus vivantes que celle-là, où tant de façons de créer et de concevoir la création auront été proposées, essayées, pratiquées et réussies, jusqu'au chef-d'oeuvre. Ce sont ces rayonnements et ces interférences au sein du mouvement expressionniste que retrace l'exposition du musée de Grenoble.
Un pont entre le passé et l'avenir
En 1905, à Dresde, le groupe des quatre (Kirchner, Bleyl, Schmidt-Rottluff et Heckel) forme un mouvement qu'ils baptisent «Die Brücke», dont le nom même évoque ce qui unit les artistes contre la force des conventions pour les guider vers l'avenir, et où l'expression directe des émotions prime sur le métier et l'esthétique. Comme un «pont» entre le passé et l'avenir, les quatre rejettent l'art académique pour imposer un style aux couleurs éclatantes et au graphisme volontairement outré. Ce choix de couleurs pures et de formes tourmentées au service de sensibilités exacerbées va donner naissance à l'expressionnisme. Ses formes seront amples et simples chez Kirchner (Nu couché au miroir), très colorées chez Heckel (Arbres dans un pré), violentes chez Schmidt-Rottluff (Portrait de H.), presque brutales chez Pechstein (Le Maillot jaune et noir).
Autour des fondateurs gravitent des ralliés et des électrons libres, comme Emil Nolde ou Otto Müller. Erich Heckel est revenu plus tard sur ces premières années: «Nous avions bien sûr réfléchi à la manière dont nous pourrions apparaître en public. Schmidt-Rottluff proposa que nous nous appelions «Die Brücke», comme un pont qui va d'une rive à une autre. Ce qu'il nous fallait quitter, c'était clair pour nous, mais où cela nous mènerait-il, voilà qui l'était beaucoup moins.» «Nous voulions que l'élan créateur soit l'impulsion artistique déterminante», ajoutera Kirchner.
«Arbres dans un pré» de Erich Heckel, 1905. (© Brücke-Museum Berlin) Crédits photo : akg-images/akg-images
Les relations internationales entre peintres sont alors fréquentes et à Paris comme à Dresde, les artistes s'intéressent aux collections ethnologiques ; ils rassemblent dans leurs ateliers des masques africains et des statues océaniennes et, en 1910, Kirchner écrit à Pechstein: «J'ai trouvé au musée ethnographique de Dresde de fabuleux bronzes du Bénin et des poutres décorées par des insulaires des Palaos, dont les figures ont exactement le même langage formel que les miennes.» Le mouvement se veut aussi universel dans son approche des tensions humaines. Les artistes de Die Brücke veulent créer un nouveau style de vie, fait d'anonymat et de modestie. Ils décident de tout mettre en commun et d'installer leurs ateliers dans des quartiers ouvriers, afin de travailler à une meilleure diffusion populaire de l'art.
Ils installent leur atelier dans une ancienne échoppe de boucher
Emil Nolde, le plus âgé du groupe, fils d'agriculteur, avait grandi dans un paysage solitaire menacé en permanence par la tempête et la mer. Semblable en cela à Vlaminck, il ne faisait confiance qu'à l'instinct exprimé par la couleur, qu'il manipulait tant avec ses doigts qu'avec ses pinceaux. Il affirmait qu'en commençant un tableau avec une idée préconçue, le peintre n'était qu'un simple copiste, alors qu'en imaginant vaguement une tonalité de couleur, l'image pouvait surgir d'elle-même au moment de la création.Portrait d'Heckel par Schmidt-Rotluff, 1909. Crédits photo : akg-images/akg-images
En 1911, les artistes de Die Brücke émigrèrent pour Berlin où se concentraient, à la veille de la Première Guerre mondiale, tous les courants de l'art moderne. Ils s'aperçurent vite qu'ils avaient évolué différemment et que leur association ne correspondait plus à une nécessité intérieure. Après six années de travail en commun, ils se séparèrent. Privilégier l'expression de la subjectivité en repoussant la fidélité au réel avait été le credo de Die Brücke.
Après la dispersion de ses membres, un nouveau groupe, le «Blaue Reiter», allait se former sous l'impulsion de Kandinsky, qui ira plus loin en voulant libérer complètement l'image du réel. Cette fois, il n'était plus question d'expressionnisme, mais d'abstraction. Ce sera une tout autre histoire, avec d'autres artistes, d'autres convictions, d'autres oeuvres. L'impulsion donnée par l'abstraction sera plus déterminante et porteuse de promesses, mais par leur lucidité sans complaisance pour leur époque, les artistes de Die Brücke auront démontré que seules les valeurs contenant leurs propres remises en question pouvaient sauver la civilisation de la décadence.
«Die Brücke, aux origines de l'expressionnisme», musée de Grenoble, 5, place Lavalette, jusqu'au 17 juin 2012. Toutes les oeuvres sont reproduites dans le catalogue publié par Somogy.
source: Le Figaro